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Ricœur et la riposte existentialiste au défi analytique

Autor: Lacour, Philippe (Université Fédérale de Brasilia)

Mail : philo@philippelacour.net

Résumé :

Dans cet article, je montre comment la philosophie de Ricœur a cherché à réagir au défi que lui lançait la philosophie analytique au colloque de Royaumont, en 1958. Cette enquête historique est abordée à partir du problème de la signification. Je montre que la réplique de Ricœur doit se comprendre du point de vue de l’existentialisme. J’étudie les modalités de la confrontation en distinguant quatre niveaux qui sont autant d’approfondissements successifs : d’abord celui de la théorie du langage et de la place qu’y prend l’analyse ; puis celui de la rationalité pratique et de son souci clinique de l’individuel ; et enfin celui de l’orientation transcendantale qui est donnée à la réflexion et qui en transforme la portée de façon radicale.

 Mots-clés : philosophie analytique, raison pratique, clinique, individuel, transcendantal

Abstract :

In this article, I show how Ricœur’s Philosophy tried to react to the challenge that analytic philosphy represented, at the Royaumont symposium in 1958. This historical investigation is led following the thread of the problem of meaning. I show how the « réplique » of Ricœur must be understood from the point of view of existentialism. I carefully study the modalities of the confrontation, by distinguishing four different levels, which gradually deepens the subject: the theory of language and the role of analysis; the practical rationality and its clinical aim at the individual; and finally the transcendental orientation given to the reflection and which transforms its nature in a radical way.

Keywords : analytic philosophy, pratical reason, clinic, individual/singular, transcendantal

 

J’aimerais ici exposer ce que la philosophie de Ricœur doit à la philosophie analytique (et laquelle), ainsi que la manière décisive dont elle cherche à l’infléchir en un sens existentialiste, propre au « terrain » français de réflexion.

Lors de la première rencontre entre philosophes analytiques et philosophes français, au colloque de Royaumont de 1958, on peut parler d’un véritable dialogue de sourds. Entre Merleau-Ponty, Wahl, Quine et Strawson, aucun pont ne semble pouvoir être établi. La France d’après-guerre est aux prises avec l’héritage des trois « H », qui hante à des degrés divers les œuvres de Sartre et d’Hyppolite, notamment ; tandis que la philosophie analytique (Strawson, Quine, Austin) bâtit ses premières constructions importantes sur les héritages contrastés des pensées du cercle de Vienne, de Russell ou encore de Wittgenstein. S’il est une notion à propos de laquelle le différend apparaît dans tout son éclat, c’est bien celle de signification. En effet, dans sa positivité, tout d’abord, elle est saisie depuis le plein du langage (propositionnel) chez les analytiques (en particulier Austin, Ryle et Strawson) ; tandis qu’elle est plutôt approchée comme la vibration intime de notre rapport mouvant à l’être, chez les continentaux, en deçà d’un langage qui n’est finalement qu’une des modalités de la relation au monde, et sans doute pas le plus fondamental (à côté de l’émotion non-conceptuelle de Van Breda, ou de l’antéprédicatif de Merlean-Ponty). Mais c’est également dans sa négativité que la notion creuse un écart entre les deux traditions : soit elle est ce qui échappe obstinément aux efforts de reformulation (traduction, reconstruction, description), chez Strawson, ou comme un mythe, pour Quine, qui lui préfère celle de signification identique[1] ; soit elle n’est, pour les phénoménologues continentaux, que l’envers d’un acte de la conscience, le résultat du remplissement de sa visée intentionnelle. Jusque dans son ambivalence, la notion de signification divise donc les deux traditions plutôt qu’elle ne ménage des passages. Et quand bien même on porterait la discussion sur le terrain commun du langage lui-même, on ne peut que constater la différence d’accent entre ceux qui insistent sur la description des usages du langage ordinaire (pour Ryle) et ceux qui soulignent la création légitime d’un langage philosophique argumentatif (Ayer) ou rhétorique (Perelman), voire l’importance de l’exploration des usages plus spéculatifs ou poétiques de la langue (Wahl).

On ne s’étonnera donc pas que l’engagement, réel, ne conduise finalement à aucune confrontation véritable. Et, ce, concernant chacun des trois niveaux de l’analyse dégagés par J. O. Urmson : l’analyse des « langues formalisées et des calculs » de Russell et Carnap, l’analyse des ambiguïtés énigmatiques des concepts de Wittgenstein, et l’analyse oxfordienne du langage ordinaire. De fait, il a fallu attendre quelques années pour qu’un véritable débat commence, non sans équivoque. Ricœur peut, à bien des égards, en être considéré comme l’un des initiateurs, le problème de la signification constituant un axe central de sa philosophie.

Mais en quoi, au juste, est-ce à la lumière de la notion d’existentialisme qu’on peut le mieux comprendre la réception de ce qui apparaît alors à beaucoup comme un défi philosophique ? Ce n’est pas seulement parce que Ricœur est contemporain de ce courant tant universitaire que mondain – il publie ses premiers textes importants juste après la guerre. C’est plus fondamentalement parce que, d’une part, la pensée de l’existence déborde largement le champ d’investigation d’une philosophie de la conscience ; et, d’autre part, parce que la théorie du langage, à condition d’être intégrale, donc plus complète que les seuls apports de la philosophie analytique ou du structuralisme, peut servir d’index à une philosophie pratique conçue comme exploration rationnelle de l’existence.

Emmanuel Mounier le précise fort bien dans son Introduction aux existentialismes, c’est l’homme, avec sa vulnérabilité et son destin dramatique, qui est, pour ce courant philosophique, le problème premier, et non les idées (l’esprit) ou les choses (le monde)[2]. Du coup, la connaissance perd son statut de valeur absolue, car la philosophie n’est pas une gnose, mais une vie qui se conquiert, un ethos. C’est pourquoi la pensée de l’existence outrepasse le champ d’une philosophie de la conscience, qui court toujours le risque d’être trop cérébrale. Chez Ricœur, malgré l’intérêt porté à Husserl, l’influence de la pensée de Jean Nabert (entre autres) est assumé : le « je suis » déborde infiniment le « je pense ». C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la phénoménologie de la volonté est très vite dépassée en direction d’une symbolique (du mal) puis d’une herméneutique. La confrontation avec la philosophie analytique vient donc confirmer un abandon de la phénoménologie. Certes, il ne se défait pas complètement de la conscience, mais en fait un point d’arrivée plus qu’un point de départ. C’est d’ailleurs parce qu’on ne peut remonter aux significations vécues par la conscience qu’à partir du sens des œuvres dispersées que la réflexivité philosophique est nécessairement décentrée. Cette rupture ne se traduit pas par un infléchissement dans le sens de la contingence radicale, comme chez Sartre (pour qui la conscience est un pur néant), mais plutôt par un effort pour fonder une philosophie pratique sur une médiation symbolique, de type herméneutique (interprétatif).

Reste que ce pas de côté ne suffit pas encore, à lui seul, à expliquer la rencontre avec la philosophie analytique. Celle-ci est en fait imputable à un scrupule de méthode : si le domaine de l’existence ne peut être exploré que de façon médiate, il ne saurait toutefois être arpenté de façon erratique. Le fil directeur du symbolique est donc choisi, et en particulier du langage, dont Ricœur s’efforce de préciser les propriétés spécifiques. C’est en ce point que l’analyse logique des propositions fournit une aide précieuse pour compléter les acquis de la linguistique saussurienne (ou plutôt de ce qu’on en connaît à l’époque).

 Ce n’est pas toutefois de façon gratuite que Ricœur s’intéresse aux énoncés, mais seulement en tant que l’analyse approfondie de l’acte de parler sert, en quelque sorte, de prolégomène à la constitution d’une théorie générale de l’action, constituant elle-même le soubassement d’une philosophie pratique. Marx élimine purement et simplement la différence aristotélicienne entre praxis et poièsis par sa conception de la production. Or on peut dire que Ricœur cherche à dépasser le concept marxien de praxis sans revenir à Aristote; il s’essaie donc à une sorte de négociation du rapport entre les deux termes. Il y a une analogie du pratique avec le poétique : l’action sensée est considérée comme un texte, de sorte qu’une action doit être d’une certaine manière poïétique pour être pratique[3].

            Les circonstances et les raisons de la rencontre entre existentialisme et pensée analytique étant précisées, examinons à présent ses modalités nuancées.

 

* * *

 

Pour comprendre l’intérêt de Ricœur pour la philosophie analytique, il faut reprendre son projet d’ensemble : élaborer une philosophie pratique, qui ne soit ni directement une éthique, ni une science de l’action[4]. Il s’agit donc d’installer la théorie de l’action à une place intermédiaire entre sciences humaines et théorie normative – d’où un intérêt constant pour le concept d’agency. Par ailleurs, il indexe cette théorie de l’action sur une philosophie du langage, en suivant l’idée méthodique selon laquelle l’action de parler peut servir d’action princeps, ou encore d’organon (sous l’influence décisive d’Austin, et plus encore, de Searle).

Plus précisément, Ricœur entretient à la philosophie analytique un rapport qu’on peut situer selon quatre plans, par un mouvement d’approfondissement progressif. Touchant la vocation descriptive de l’analyse linguistique, sa stratégie consiste à compléter cette dimension, qu’il reconnaît volontiers au langage, par l’insistance sur sa capacité dialectique. Il tire par ailleurs de sa traversée critique des auteurs analytiques une théorie du discours très élaborée, qui lui permet d’affirmer la vocation clinique de sa théorie normative (penser « l’action qui convient »). Enfin, les transformations qu’il fait subir à la notion de transcendantal, pour parvenir à ses fins, sont légitimées par une altération profonde de la réflexivité philosophique, qui prend un tour désubjectivé et décentré.

 

a)      Philosophie analytique et philosophie dialectique

Si Ricœur ne s’intéresse pas à la philosophie analytique avant la fin des années 60, c’est avant tout parce qu’il ne s’occupe guère de théorie du langage avant cette date. Et pour cause : la phénoménologie reste indexée sur les perceptions de la conscience qui, après une opération de réduction purement eidétique, prend la forme d’un faisceau éclairant comme par enchantement un résidu de monde (une structure d’apparition). La phénoménologie est alors une simple phénoménie. Il faut l’intérêt de Ricœur pour l’imagination créatrice (clé de sa trilogie inachevée sur la Philosophie de la volonté), dont les formes objectivées sont lisibles dans une symbolique (du mal, en l’occurrence), pour que son attention se déplace en direction des médiations de l’apparence, et se porte en particulier sur le langage. La phénoménie peut alors se faire phénoméno-logie, dans un rapport détaché à la pensée husserlienne. C’est entre 1965 et 1975 que Ricœur élabore sa philosophie du langage, sous la forme d’une théorie du discours[5], à un moment où une grande partie de la philosophie française se préoccupe également de cette question[6]. Il a recours, pour ce faire, à de nombreux auteurs, parmi lesquels un grand nombre de penseurs analytiques : des philosophes (Strawson, Derrida, Grice, Russell, Frege, Austin, Searle), des linguistes (Saussure, Benveniste, Guillaume, Chomsky, Greimas), des théoriciens de la littérature (Jauss et Weinrich, entre autres) – sans parler des auteurs de la tradition herméneutique (Schleiermacher et Gadamer notamment).

Ce que Ricœur retient fondamentalement de cette première confrontation avec les auteurs analytiques tient essentiellement dans ses deux définitions qu’il donne du discours :

a)      « quelqu’un dit quelque chose à quelqu’un sur quelque chose selon des règles (phonétiques, lexicales, syntaxiques, stylistiques). »[7]

b)      « J’énumère les polarités de base du discours de la manière condensée qui suit : événement et signification, identification singulière et prédication générale, acte propositionnel et acte illocutionnaire, sens et référence, référence à la réalité et référence aux interlocuteurs. »[8]

La manière dont ces définitions à la fois s’inspirent et rompent avec le structuralisme est bien connue. Remarquons simplement que Ricœur reprend en partie les réflexions de Gilles-Gaston Granger, touchant les règles stylistiques (c’est une manière d’intégrer à sa définition une réflexion sur la formalisation du langage, à titre de cas particulier du structuralisme) ; et qu’il insiste sur les effets de sens propres à la distanciation (qui prolongent l’individuation de l’œuvre dans un devenir-texte).

Cette approche, qui est aussi largement instruite par sa fréquentation de la tradition herméneutique (et son insistance sur le holisme de la signification) que par le structuralisme, lui permet implicitement de critiquer deux présupposés assez massifs de la philosophie analytique. Le premier postulat est celui de la compositionnalité du sens, qui fait de la proposition une unité sémantique indépassable, au détriment du transphrastique, qui constitue pourtant la dimension véritable du discours. C’est la raison de l’insistance de Ricœur, à la suite de Granger, sur la notion d’œuvre (« une séquence plus longue que la phrase qui suscite un problème nouveau de compréhension, relatif à la totalité finie et close que constitue l’œuvre comme telle »)[9]. C’est en effet à ce niveau, également appelé hyperphrastique, qu’on distingue ces genres du discours que sont la rhétorique, la poétique et l’herméneutique (dont aucun ne peut avoir de prééminence sur l’autre).[10] Le second postulat concerne la conception référentielle de la sémantique qui, si elle rappelle a bon droit la vocation ontologique du langage, néglige sans doute la dimension différentielle du sens, sur laquelle insiste au contraire tout le courant structuraliste.

Si les principales intersections de Ricœur avec les auteurs analytiques concernent sa définition du discours, celle-ci n’est toutefois que le premier jalon d’une théorie de l’action (elle-même destinée à servir de base à une philosophie normative). C’est la raison pour laquelle la seconde confrontation, qui, chronologiquement, suit immédiatement la première, concerne la sémantique de l’action[11]. Le nouveau projet philosophique concerne en effet la « description et l’analyse des discours dans lesquels l’homme dit son faire », lieu logique distinct tant de celui d’une science de l’action que de celui de l’éthique[12]. Le problème de Ricœur est alors, tout en reconnaissant la fécondité des œuvres classiques d’auteurs comme Elisabeth Anscombe, Charles Taylor, Anthony Kenny, Peter Winch, ou Joël Feinberg (parmi d’autres), de dépasser certaines limitations liées au caractère trop descriptif de l’entreprise analytique. 

De fait, cette analyse des « discours par lesquels l’homme dit son faire » passe, selon lui, par un triple examen : l’étude (a) des concepts, (b) des propositions et (c) des arguments. Tout d’abord, l’analyse conceptuelle (a) établit « les notions premières ou catégories sans lesquelles on ne pourrait donner à l’action son sens d’action »[13]. Ce sont les concepts d’intention, de but, de raison d’agir, de désir, de motif, de préférence, d’agent, de choix, de responsabilité, qui fonctionnent « en réseau », et « sans lesquelles on ne saurait donner à l’action son sens d’action ». C’est ce réseau conceptuel qui constitue, à côté des ressources symboliques et temporelles du champ pratique, la mimèsis 1 de Temps et Récit[14], autrement dit qui désigne la pré-compréhension du monde de l’action, sur laquelle vient se greffer la compréhension pro­prement narrative (la capacité à « suivre » une histoire)[15].

Ensuite, l’analyse propositionnelle (b) étudie les phrases d’action, et se tient donc résolument en deçà du niveau transphrastique du discours. Il s’agit d’examiner la « structure propositionnelle dans laquelle ces concepts [d’action] sont insérés »[16]. Ricœur s’appuie alors essentiellement sur la théorie des actes de discours et la distinction des composantes locutionnaire (où se tient l’analyse logique traditionnelle de la proposition), illocutionnaire et perlocutionnaire du lan­gage. Ricœur souligne fortement que « l’analyse conceptuelle et la théorie des énoncés n’épuisent pas les ressources et les instructions du discours de l’action »[17]. Enfin, l’étude des arguments (c) constitue un dernier seuil d’analyse. Et c’est ce dernier ni­veau que Ricœur nomme « proprement discursif », celui de la « discursivité même du dis­cours »[18]. En effet, l’énoncé « A fait N » ne répond en fait qu’à une question limitée, mais pas à la question pourquoi ? ou en vue de quoi ?, qui entraîne l’investigation du côté des en­chaînements (de moyen à fin). Or ce sont ces enchaînements qui sont véritablement discursifs, et les énoncés ponctuels ne sont que le terme de ces concaténations[19]. C’est donc à cette dimension transphrasti­que qui instaure la coupure décisive, en instituant le niveau de confi­guration du discours (mimèsis 2). Celle-ci constitue d’ailleurs le facteur le plus important de polysémie[20], qui suscite la réflexion (cf infra).

En fait, les deux premiers types d’analyses ressortissent à ce que Ricœur appelle l’examen « descriptif et analytique »[21] du discours de l’action, qui vise à clarifier, distinguer, faire des listes, des inventaires, bref, « instituer des différences »[22]. Au contraire, la dimension hyper­phrastique des arguments relève de l’examen « constitutif et dialectique », qui analyse les « passages » et les « compositions », et concerne « le discours de l’action sensée »[23]. Or c’est le texte qui, par la mise en valeur de ses procédés de composition, constitue le modèle de l’action symboliquement médiatisée[24]. Il faut d’ailleurs remarquer qu’on peut, de par leur vocation descriptive, rapprocher l’analyse du langage anglo-saxonne et la phénoménologie husserlienne : en effet, les deux « sont opposés à la méthode dialectique »[25]. Ce qui oblige nécessairement à relayer le discours analytique de l’action par une approche dialectique est largement imputable aux difficultés rencontrées pour dire le corps et notamment le désir[26].

 

b)      La vocation clinique

Le projet de Ricœur vise à infléchir la rationalité dans un sens clinique, du fait d’une attention particulière portée à l’individuel, en un triple sens. Tout d’abord, à l’une des extrémités de son effort, au niveau de la philosophie du langage, Ricœur reprend à Granger sa définition de l’œuvre (et du rôle du style), mais étend très largement cette considération en considérant le texte lui-même comme un individu (ou plutôt : un processus d’individualisation), qui requiert un jugement réfléchissant interprétatif. Ensuite, on peut dire que, à l’autre extrémité de son programme, au niveau normatif, Ricœur vise l’individuel en ce qu’il cherche à déterminer « l’action qui convient », indexée à la fois sur un souhait personnel et un filtrage par la règle. On pourrait ajouter que, là encore, dans la détermination de l’application de la norme, l’adjonction d’une dimension interprétative est nécessaire pour compléter le rôle de l’argumentation souligné, à titres divers, par Perelman ou Habermas.

Entre ces deux pôles, au niveau de la théorie de l’action, la question de l’individuel joue encore un rôle fondamental, sous la forme de la question de la causalité. C’est alors comme événement (historique) que l’individuel est spécifiquement visé, et sa connaissance requiert une imputation causale singulière. Celle-ci joue un rôle de nexus entre explication nomologique et compréhension, dont les rapports sont complémentaires : l’herméneutique ne s’oppose pas tant à la science qu’elle ne l’entoure (« expliquer plus, c’est comprendre mieux »[27]). Cette procédure suppose toutefois une transformation de la notion de causalité : à la conception humienne (contiguïté, antériorité temporelle, régularité), Ricœur préfère une définition alternative (conditionnalité, processualité, singularité), qui permet notamment de rendre compte d’un trait existentialiste majeur[28] : la passivité du sujet (et de la grammaire de l’affection), trop souvent négligée par les théoriciens analytiques de l’action[29]. Ainsi comprise, la causalité fait également signe vers un pouvoir-faire fondamental. Considéré comme fait primitif (mais non brut) et approché progressivement par l’aporie de l’ascription[30], cette causalité de l’agent se manifeste sous la forme de l’initiative, qui diffère quelque peu de l’intervention de von Wright[31]. Dans son modèle quasi-causal, en effet, ce dernier juxtapose plus qu’il ne conjoint les moments systémiques. Ricœur argue de cet échec de l’extension directe du modèle de l’action à l’histoire pour mettre en évidence l’existence d’un transcendantal poétique : en tant que l’intrigue est, en effet, la compréhension narrative d’ensemble que viennent interrompre les explications causales, elle est la condition de possibilité de l’explication quasi-causale.

 

c)      Démembrement discursif du transcendantal

La rencontre avec la philosophie analytique vient en quelque sorte provoquer une rupture dans la conception que Ricœur se fait du transcendantal. Celui-ci n’est plus indexé sur un sujet constituant. Certes, Ricœur n’a jamais vraiment souscrit au tournant transcendantal de la phénoménologie husserlienne (la réduction utilisée dans la Phénoménologie de la volonté se veut seulement eidétique, à visée descriptive). Mais s’il conçoit le cogito comme « brisé », il reste largement fidèle à l’idée kantienne d’un transcendantal comme condition de possibilité de l’expérience. Reste que les catégories de ce transcendantal sont désormais indexées sur des propriétés logiques du discours : sémantique, pragmatique, poétique[32]. Ces trois dimensions sont d’ailleurs mobilisées pour l’élaboration de son concept de causalité : d’abord identifiée dans le discours, elles sont ensuite mise en valeur au sein du discours de l’action.

Touchant la sémantique, d’abord, Ricœur s’efforce en fait de donner une dimension transcendantale (donc nécessaire) à l’explication téléologique élucidée par Charles Taylor, en tentant d’en faire une déduction transcendantale, à partir des expressions du langage courant[33]. En cela, il s’efforce de suivre le modèle de Strawson concernant la perception : ce dernier montre en effet que « les opérations de prédication et de description identifiantes ne sont pas possibles sans la supposition d’une organisation de notre expérience comportent des particuliers de base tels que les corps et les personnes »[34]. Or « les catégories de langage qui règlent le discours de l’action appellent le même genre de fondation »[35]. De fait, « l’épistémologie de la causalité téléologique vient légitimer le caractère indépassable du langage ordinaire »[36].

Touchant la pragmatique, Ricœur s’efforce là encore de donner un tour transcendantal aux diverses remarques des théoriciens du langage et de l’action. C’est là d’ailleurs l’apport décisif de Soi-même comme un autre (1991) par rapport à cet essai inabouti qu’est La sémantique de l’action (1977) : dans cette étude, Ricœur se contentait de relever les manifestations de la pragmatique dans la sémantique, à la suite de Austin et Searle ; alors que, dans son ouvrage majeur, il reprend à Granger l’argument de l’ancrage (qui date de 1979)[37] et le prolonge en aporie. Granger donne en fait à la remarque de Wittgenstein sur le « je » comme limite du monde une profondeur systématique beaucoup plus forte, puisqu’il l’intègre aux « universaux » du langage, qu’il identifie sous le nom de « conditions protologiques », et qui constituent l’un des points d’aboutissement de son programme de comparaison systématique des propriétés des symbolismes naturels et formels[38]. La critique de la pseudo-réflexivité discursive de Récanati, dans Soi-même comme un autre, en dépend directement : ce dernier cherche en effet à renvoyer la réflexivité au fait de l’énonciation, comme à une forme subtile de référence,  alors que la perspective transcendantale requiert plutôt de la lier à l’ego de l’énonciation. A côté de l’explication téléologique, l’ancrage constitue donc une autre condition de possibilité du discours de l’action.

C’est dans la détermination du troisième pôle transcendantal de ce discours que l’originalité dialectique de Ricœur est la plus sensible. De nombreux théoriciens et épistémologues de l’histoire (et de la causalité) sont convoqués : Dray et von Wright sur l’explication sans légalité, Danto sur la phrase narrative, Mackie pour sa théorie empiriste de la causalité (également étudié par Granger), et Mandelbaum sur l’explication en histoire. De même que la poétique était dégagée comme une dimension du discours (compris au sens large, transphrastique, donc incluant la dimension du texte), l’intrigue est considérée comme une condition de possibilité du discours de l’action. C’est l’analyse de la notion de causalité, étendue au champ de l’histoire, qui permet de mettre ce point en évidence : la mise en intrigue résout en effet, par une réplique poétique, le problème de l’ascription que l’analyse (sémantique et pragmatique) des phrases d’action a bien mis en évidence[39].

Deux remarques s’imposent ici, qui permettent de lier le profond infléchissement du transcendantal à la philosophie du langage. D’abord, c’est la dimension constitutive (et dialectique) du discours qui vient prendre le relais, en cas d’épuisement du discours descriptif (et analytique)[40]. Autrement dit, la dialectique a clairement vocation à compléter l’analytique. Ensuite, si cette résolution du problème de l’ascription par l’intrigue est « provisoire », c’est parce que la solution logique reste en attente d’une élucidation ontologique (l’unité analogique de l’agir). Si le langage n’est donc nullement condamné à sa dimension d’analyse, c’est donc parce qu’il est aussi susceptible d’être porté, par ses propres capacités réflexives[41], à une puissance non seulement dialectique, mais encore pleinement ontologique[42]. Ricœur ne fait en cela que suivre l’orientation métaphysique de la réflexion de Strawson, identifiant des particuliers de base, mais, il est vrai, à partir d’une conception beaucoup plus riche et complexe du langage.

Cette démarche transcendantale s’oppose autant à l’empirisme qu’au déflationnisme « grammatical ». A bien des égards, en effet, l’opposition wittgensteinienne raison-cause, par exemple, est tributaire d’une certaine manière discutable de philosopher, dans la mesure où cette simple dichotomie tend à la fois à la « pacification » à la « volatilisation » du problème. La difficulté réside peut-être dans la paralysie conceptuelle dissimulée sous un libéralisme apparent : « Tous les jeux de langage ayant en effet un droit égal, la philosophie n’a plus la tâche d’articuler, de hiérarchiser, d’organiser le savoir, mais de préserver la différence entre jeux de langage hétérogènes. Cette position en apparence conciliante est en fait intenable »[43]. Ricœur plaide pour une conception réflexive et discursive de la philosophie, contre l’impuissance pluriforme de l’analyse du langage ordinaire à se réfléchir elle-même et à dire dans quel jeu de langage on parle du langage ordinaire ; contre son impuissance à démontrer que le langage décrit est autre chose qu’une configuration linguistique contingente ; contre, finalement, le dogme wittgensteinien de l’impossibilité de classer, les ressemblances de famille d’un jeu de langage à l’autre excluant toute subordination d’espèce à genre.

 

d)     la réflexivité, au détour de l’interprétation

On peut bien entendu trouver chez les principaux maîtres de Ricœur (Jean Nabert, Gabriel Marcel, Karl Jaspers) la source de l’inspiration réflexive de sa philosophie. Mais cet argument doxographique, et finalement anecdotique, ne suffit toutefois pas à garantir la cohérence de sa démarche. Celle-ci serait bien davantage assurée si l’on remontait à son projet de logique transcendantale de la polysémie. En dépit de nombreuses ambiguïtés qui furent progressivement levées, c’est en effet dans son livre sur Freud qu’on peut découvrir l’origine de son effort pour désubjectiver et décentrer la notion de réflexion, tout en fondant sa nécessité de façon radicale, comme condition de possibilité d’un fait objectif[44]. Ce fait n’est pas tant la plurivocité du langage naturel dans son ensemble que celle du langage du symbole[45] et du texte[46]. En effet, le langage tout entier ne saurait être équivoque, sans quoi l’idée d’interprétation comme mode de pensée spécifique sur le langage perdrait son sens. Mais l’important est d’admettre l’existence de cas de polysémie au sein du langage lui-même, sans les imputer à un niveau extérieur, comme l’interprétation psychologique par exemple. C’est ce fait polysémique que Ricœur identifie dans le fonctionnement symbolique du langage psychanalytique, poétique, voire religieux[47], et (plus tard) dans les textes.

Dès lors, comment en rendre raison ? En 1965[48], l’idée de Ricœur  est de définir l’un par l’autre le symbole et l’interprétation[49]. Cela implique de ne concevoir l’interprétation ni comme détermination vériconditionnelle et univoque de la signification[50], ni comme exégèse de l’analogie, mais comme concurrence des interprétations[51]. La pointe de l’interprétation est réflexive, de sorte que, entre réflexion et symbole, une certaine réciprocité intervient. D’une part, le symbole incite à penser, du fait que sa structure signifiante est surdéterminée, qu’il prend la forme d’un mythe et qu’il appartient à une totalité signifiante[52] ; la sémantique du sens multiple sollicite ainsi la réflexion. D’autre part, la réflexion suppose le détour par l’analyse de ses œuvres et de ses actes[53]. Et, parce que la signification des œuvres est « douteuse et révocable », la réflexion fait appel à l’interprétation : la « connexion primitive entre l’acte d’exister et les signes que nous déployons dans nos œuvres » empêche de « saisir cet acte d’exister ailleurs que dans les signes épars dans le monde ». C’est pourquoi la réflexion prend la voie longue de l’herméneutique[54].

Le problème herméneutique naît donc de cette rencontre entre le besoin réflexif du langage symbolique et le recours de la réflexion à l’interprétation[55]. C’est sur cette réciprocité que Ricœur s’appuie pour arguer du caractère transcendantal de la logique de la plurivocité. Même si les critères de démarcation d’avec le symbolisme formel sont sans doute maladroits[56], son argument reste pertinent : l’ambiguïté « incurable » du langage naturel exige d’être prise au sérieux. Or les conditions de possibilité du symbolisme multivoque ne sont pas celles du symbolisme univoque[57]. Considérer la polysémie comme un fait, et comme un fait non réductible par l’absolue précision du symbolisme formel, c’est donc nécessairement la considérer, dans une perspective transcendantale, comme un a priori de la réflexion[58]. Ce n’est qu’en exhumant le lien intime entre celle-ci et la polysémie qu’on peut préserver l’herméneutique du reproche de « complaisance » envers l’ambiguïté[59]. La polysémie fait par ailleurs obstacle à toute herméneutique générale[60]. De fait, la logique transcendantale de la polysémie enracine les multiples interprétations conflictuelles ensemble dans la réflexion[61]. Le passage suivant de Ricœur est particulièrement dense et clair :

 

« Cet appel à l’interprétation qui procède du symbole nous assure qu’une réflexion sur le symbole ressortit à une philosophie du langage et même de la raison (...) ; ce symbole enveloppe une sémantique propre, suscite une activité intellectuelle de déchiffrage, de décryptage. Loin de tomber hors de la circulation du langage, il élève le sentiment à l’articulation du sens ; ainsi l’aveu nous est apparu comme une parole qui arrache le sentiment à son opacité muette ; toutes les révolutions du sentiment peuvent ainsi être jalonnées par des révolutions sémantiques ; le symbole n’est pas un non-langage ; la coupure entre langage univoque et langage multivoque passe à travers l’empire du langage ; c’est le travail peut-être interminable de l’interprétation qui révèle cette richesse, cette surdétermination du sens et rend manifeste l’appartenance du symbole au discours intégral »[62].

            C’est à cette enquête initiale sur la réflexion que font écho des textes beaucoup plus tardifs de Ricœur. D’abord, en insistant sur la traduction entre les langues, il souligne en fait « d’autres traits plus dissimulés concernant la pratique du langage, traits qui nous conduiront (…) au voisinage des procédés de traduction intra-linguistiques, à savoir (…) la capacité réflexive du langage, cette possibilité toujours disponible de parler sur le langage, de le mettre à distance, et ainsi de traiter notre propre langue comme une langue parmi les autres »[63]. La traduction externe fait donc signe vers une propriété fondamentale du langage (et par extension seulement de la subjectivité) : « ce fait massif caractéristique de l’usage de nos langues », à savoir qu’il est « toujours possible de dire la même chose autrement »[64]. On soulignera pour finir le caractère nécessairement mobile de la réflexivité, qui ne saurait se clore sur une totalité achevée (c’est notamment le sens du « renoncement à Hegel ») : « l’expression “réflexion faite” (…) ne doit pas être confondue avec la sentence “tout compte fait”. La réflexion, même redoublée, ne se referme pas sur un bilan. »[65]

 

* * *

 

Dans sa confrontation avec la philosophie analytique, la méthode de Ricœur relève de l’argument dialectique : en se plaçant sur le terrain même de l’adversaire, et en suivant sa démarche, mais avec plus de rigueur, il développe une autre logique, dépassant la description analytique et qui, étendue à l’action de façon cohérente (transcendantale), déploie une rationalité pratique profondément renouvelée. Plus précisément encore, la démarche du philosophe peut être comparée à celle d’un judoka. Il répond en effet au défi analytique par une technique à la fois inventive, rigoureuse et souple, en utilisant la force de l’adversaire pour la retourner contre elle-même. De fait, il absorbe l’attaque : il capte d’abord l’énergie de l’opposant (en intégrant les acquis de la description discursive), mais s’efforce ensuite de prolonger son mouvement dans une nouvelle direction (la dimension dialectique du discours), ce qui provoque inévitablement un déséquilibre (c’est la « prise » transcendantale proprement dite).

 

 



[1] Comme après lui Davidson, Quine refuse tout autant le Sinn de Frege que l’intension de Carnap.

[2] Emmanuel Mounier, Introduction aux existentialismes, Paris, Gallimard, 1962.

[3] Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 206-7, note : « si notre analyse est correcte, aucune action n’est seulement poièsis ou seulement praxis. Elle doit être poièsis en vue d’être praxis. Cette remarque ôte beaucoup de son intérêt à la distinction, au reste peu stable chez Aristote, entre poièsis et praxis : l’épopée qui raconte l’action des héros et la tragédie qui la met en scène ne sont-elles pas des formes de poièsis ? »

[4] Paul Ricœur, La Sémantique de l’action, Paris, CNRS édition, 1977, pp. 3-4. Cet ouvrage reprend partiellement un cours qui a eu lieu à Chicago et Louvain en 1971. Une édition récente, par Jean-Claude Monod et Catherine Goldenstein (Le discours de l’action, Fonds Ricœur, 2015) en donne la version intégrale.

[5] Cette théorie du discours est en fait dispersée dans différents textes, dont les principaux sont : (1) « Discours et communication », in La Communication. Actes du XVe  Congrès de l’association des sociétés de philosophie de langue française. Université de Montréal, 1971, Montréal 1973 (repris dans: Paul Ricœur, L’Herne, 2004, pp. 51-67); (2) « La fonction herméneutique de la distanciation », in Du texte à l’action, Paris, Seuil, 1986 ; (3) « Rhétorique, poétique, herméneutique », in Lectures 2, Paris, Seuil, 1999; (4) Sur la traduction, Paris, Bayard, 2004 ; et enfin (5) l’avant-propos de Réflexion faite, Paris, Esprit, 1995.

[6] Citons par exemple l’effort de Foucault pour thématiser une pragmatique des énoncés sans catégorie de vérité-représentation, dans l’ordre du discours et La pensée du dehors ; l’essai de Derrida sur la métaphore (qui a donné lieu à un débat serré avec Ricœur au colloque de Montréal en 1971) ; la critique des présupposés consensuels de la pragmatique par J.-F. Lyotard et J. Poulain ; et bien entendu la linguistique structurale et ses déclinaisons sémioticiennes (Greimas).

[7] Paul Ricœur, Réflexion faite, op. cit., p. 39.

[8] Paul Ricœur, « La métaphore et le problème central de l’herméneutique », Revue Philosophique de Louvain, 70 (5), 1972, p. 97.

[9] Paul Ricœur, « La fonction herméneutique de la distanciation », Du texte à l’action, Paris, Seuil, 1986, p. 120.

[10] Paul Ricœur, « Rhétorique, poétique, herméneutique », in Lectures 2, Paris, Seuil, 1992.

[11] Paul Ricœur, La sémantique de l’action, op. cit. Cette étude a servi de base à la mimèsis 1 de Temps et Récit (Paris, Seuil, 1983) ainsi qu’aux premières études de Soi-même comme un autre (Paris, Seuil, 1991).

[12] Paul Ricœur, La sémantique de l’action, op. cit., p. 5 : il s’agit d’une recherche « préalable à l’éthique elle-même », donc « abstraction faite de la louange et du blâme par lesquels [l’homme] qualifie son faire en termes de moralité ». De même Soi-même comme un autre subordonne le normatif à une sémantique, une pragmatique et une poétique de l’action (études 3, 4 et 5-6).

[13] Paul Ricœur, La sémantique de l’action, op. cit., p. 5.

[14] Paul Ricœur, Temps et récit, op. cit., pp. 109-113 (pour les traits structurels), pp. 113-117 (pour les ressources symboliques) et pp. 117-125 (pour les ressources temporelles). Si les traits temporels sont privilégiés dans cette trilogie, comme le titre l’indique assez, il est important de souligner qu’ils restent, du point de vue du projet d’ensemble de Ricœur (une philosophie de l’action), une composante parmi d’autres du champ pratique.

[15] Si Ricœur parle de réseau conceptuel plutôt que le concept d’action, c’est « afin de souligner le fait que le terme même d’action, pris au sens étroit de ce que quelqu’un fait, tire sa signification distincte de sa capacité à être utilisé en conjonction avec l’un quelconque des autres termes du réseau entier » (ibid., p. 109). La notion de « réseau » a donc une fonction d’identification sémantique de l’action : « employer de façon signifiante l’un ou l’autre de ces termes, dans une situation de question et de réponse, c’est être capable de le relier à n’importe quel autre membre du même ensemble. En ce sens, tous les membres de l’ensemble sont dans une relation d’intersignification. Maîtriser le réseau conceptuel dans son ensemble, et chaque terme à titre de membre de l’ensemble, c’est avoir la compétence qu’on peut appeler compréhension pratique » (ibid., p. 110), laquelle est présupposée par la compréhension narrative (mimèsis 2). Par la maîtrise du réseau, on distingue notamment la sémantique de l’action de celle du mouvement physique (ibid., p. 7).

[16] La sémantique de l’aciton, op. cit., p. 8.

[17] Ibid., p. 10. Et ce, même si La Sémantique de l’action cherche essentiellement à faire converger ces deux méthodes (ibid., p. 9). En ce sens, cet ouvrage sert de prolégomène à l’analyse discursive de l’action, dont Temps et récit (et, dans une moindre mesure, La métaphore vive) explore(nt) la dimension poétique.

[18] Ibid., p. 10. Ricœur distingue en quelque sorte dans la phrase le degré zéro du discours.

[19] C’est la même idée qui est reprise dans Temps et récit, op. cit., p. 111 : « le récit ne se borne pas à faire usage de notre familiarité avec le réseau conceptuel de l’action. Il y ajoute les traits discursifs qui le distinguent d’une simple suite de phrases d’action ». Et plus tard, dans « Evénement et sens », Raisons Pratiques 2. L’événement en perspective (Jean-Luc Petit dir.), Paris, EHESS, 1991 : « Au fond, en sémantique et en pragmatique de l’action, il n’est guère ques­tion que de phrases d’action ; on ne peut guère appréhender la connexion d’actions tant soit peu complexes sans en faire un récit ». 

[20] Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit, p. 224.

[21] Paul Ricœur, La sémantique de l’action, op. cit., p. 128.

[22] Ibid., p. 116.

[23] Ibid., p. 128.

[24] Cf. Paul Ricœur, « Le modèle du texte », Essais d’herméneutique 2, Paris, Seuil, 1986.

[25] Paul Ricœur, La sémantique de l’action, p. 116.

[26] Ibid., p. 131 : « la conquête du corps propre et de la sorte d’intelligibilité qui lui appartient en tant que mode d’être conduit beaucoup plus loin qu’on pourrait d’abord le penser », en faisant apparaître les « limites du discours analytique et descriptif de l’action ».

[27] Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 236.

[28] Emmanuel Mounier, Introduction aux existentialismes, op. cit., « la vie exposée ». Cf. les développements sur l’ambivalence (objective et subjective) de l’action, qui rend toute systématisation impossible.

[29] Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 97-98 : « si la phénoménologie de l’envie-de exige une refonte de l’idée de motivation qui (...) tienne compte de la dimension de passivité qui paraît bien corrélative de l’action de faire, une refonte parallèle de l’idée de cause qui la dissocie du modèle humien paraît bien s’imposer (...) C’est la grammaire même (...) du concept d’affection qui exige que le caractère intentionnel de l’action soit articulé sur un type d’explication causale qui lui soit homogène ».

[30] Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 71 : la dimension transcendantale de la pragmatique (l’ancrage) renvoie in fine au corps propre.

[31] Paul Ricœur , Soi-même comme un autre, op. cit., p. 134.

[32] Paul Ricœur, Temps et récit I, op. cit., p. 254 : « L’intrigue est à l’explication quasi causale ce que l’assurance du pouvoir-faire était (…) à l’intervention d’un agent dans un système nomique, et ce que l’intentionnalité était à l’explication téléologique ».

[33] Paul Ricœur, La sémantique de l’action, op. cit., p. 99 ; Soi-même comme un autre, op. cit., p. 98-99.

[34] Paul Ricœur, La sémantique de l’action, op. cit., p. 12.

[35] Ibid.

[36] Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 99. Ibid., p. 98-99 : « Classer une action comme intentionnelle, c’est décider par quel type de loi elle doit être expliquée, et du même coup exclure un certain type d’explication ; autrement dit, c’est décider de la forme de loi qui régit l’action et en même temps exclure que ce soit une loi mécanique ; ici, décrire et expliquer coïncident ; (…) l’explication est une redescription par le but en vue de quoi ».

[37] Gilles-Gaston Granger, Langages et épistémologie, Paris, Klincksieck, 1979.

[38] Gilles-Gaston Granger, « Les conditions protologiques des langues naturelles » (1989), in Forme, opération, objet, op. cit., chap. 5.

[39] Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 175 : « Confrontée à la troisième antinomie kantienne, l’ascription apparaît déchirée entre la thèse, qui pose l’idée de commencement d’une série causale, et l’antithèse, qui lui oppose celle d’un enchaînement sans commencement ni interruption. Le récit résout à sa façon l’antinomie, d’une part en conférant au personnage une initiative, c’est-à-dire le pouvoir de commencer une série d’événements, sans que ce commencement constitue un commencement absolu, un commencement du temps, d’autre part donnant au narrateur en tant que tel le pouvoir de déterminer le commencement, le milieu et la fin d’une action. En faisant ainsi coïncider l’initiative du personnage et le commencement de l’action, le récit donne satisfaction à la thèse sans violer l’antithèse. Il constitue, sous ses multiples aspects, la réplique poétique que la notion d’identité narrative apporte aux apories de l’ascription ».

[40] Ibid : « « Je reprends à dessein le terme de réplique poétique appliqué par Temps et Récit III au rapport entre les apories du temps et la fonction narrative. Je disais alors que la fonction narrative ne donnait pas une réponse spéculative à ces apories, mais les rendait productives dans un autre registre de langage. »

[41] La capacité réflexive du langage est pleinement mise en valeur par l’étude de la traduction: cf. Sur la traduction, op. cit., et en particulier l’article : « Le paradigme de la traduction ».

[42] La philosophie analytique est, certes, déjà métaphysique (par exemple chez Strawson). Mais  Ricœur insiste sur le fait que cette métaphysique devrait s’appuyer sur une théorie du langage cohérente et intégrale (avec ses dimensions analytiques et dialectiques).

[43] Ricœur « Expliquer et comprendre. Sur quelques connexions remarquables entre la théorie du texte, la théorie de l’action et la théorie de l’histoire », in Du texte à l’action, Paris, Seuil, p. 189-190.

[44] Paul Ricœur, De l’interprétation. Essai sur Freud, Paris, Seuil, 1965.

[45] Cassirer fait du symbole la médiation universelle entre l’homme et le monde, ce pour quoi Ricœur  préfère le terme de « signe » ou de « fonction signifiante ». Ricœur se donne à l’époque une définition du symbole qui est plus étroite, afin de préserver une différence entre équivocité et multivocité. Selon lui, c’est en effet de cette distinction que naît le problème herméneutique. Il restreint donc « la notion de symbole aux expressions à double ou multiple sens dont la texture sémantique est corrélative du travail d’interprétation qui en explicite le sens second ou les sens multiples » (De l’interprétation, op. cit., p. 23). Sa définition est cependant plus large que celle de l’analogie, qui est un rapport difficile à thématiser, tant elle reste adhérente à ses termes.

[46] Ricœur, « De l’interprétation », in Du texte à l’action, op. cit., 1986, p. 34. Parlant, vingt ans plus tard, de sa première idée d’une restriction de l’herméneutique à l’interprétation des symboles, Ricœur précise que cette définition lui apparaît désormais « trop étroite », pour deux raisons : d’abord parce qu’un symbolisme « ne déploie ses ressources de plurivocité que dans des contextes appropriés, donc à l’échelle du texte entier, par exemple un poème » ; ensuite, parce que « le même symbolisme donne lieu à des interprétation concurrentes, voire polairement opposées (...) or ce conflit des interprétations se déploie également à une échelle textuelle ».

[47] L’Essai de 1965 portant sur Freud fait suite à une étude consacrée à La symbolique du mal (1960) et précède les analyses poétiques de La métaphore vive (1975).

[48] En ajoutant la dimension du texte à celle du symbole, l’herméneutique ricœurienne n’a fait que complexifier ce fait polysémique. De ce point de vue, le propos de 1965 peut donc servir de fil conducteur, même si Ricœur  l’a ensuite délaissé (sur la question du double sens, du sens « caché »).

[49] Ibid., p. 28 : « Il y a symbole là où l’expression linguistique se prête par son double sens ou ses sens multiples à un travail d’interprétation. Ce qui suscite ce travail, c’est une structure intentionnelle qui ne consiste pas dans le rapport du sens à la chose, mais dans une architecture du sens, dans un rapport du sens au sens, du sens second au sens premier, que ce rapport soit ou non d’analogie, que le sens premier dissimule ou révèle le sens second. C’est cette texture qui rend possible l’interprétation, quoique seul le mouvement effectif de l’interprétation la rende manifeste ». Insistons de nouveau sur le fait que Ricœur  a abandonné cette herméneutique du double sens, sans doute sous l’influence des critiques de Granger (dans son Essai de philosophie du style). Sa version définitive est une herméneutique non du caché mais du plurivoque.

[50] Chez Aristote, remarque Ricœur, l’orientation logique réduit la question du sens à celle de la sémantique vériconditionnelle de la prédication, et l’univocité est assurée par le fondement essentiel de la signification (le tode ti) ; toutefois ces caractérisations sont contrebalancées par la thèse de la plurivocité de l’être.

[51] L’Essai sur Freud parle de restauration du sens et d’exercice du soupçon (ibid., p. 38-46).

[52] Ibid., p. 47-50.

[53] Pour Ricœur, la réflexion n’est pas intuition immédiate  (évidence), mais médiation. Par ailleurs, il n’est pas question d’en limiter la portée à la seule critique épistémologique, comme Kant, qui en fait une justification de la science et du devoir. Ricœur reprend en fait à Nabert l’idée de la réflexion comme réappropriation de l’effort pour exister et du désir d’être, à travers les œuvres qui témoignent de cet effort et de ce désir (ibid., p. 52-57).

[54] Ibid., p. 57 : « une philosophie réflexive doit inclure les résultats, les méthodes et les présuppositions de toutes les sciences qui tentent de déchiffrer et d’interpréter les signes de l’homme ».

[55] Ibid., p. 52 : « c’est le recours de la réflexion au symbole qui rend raison du recours du symbole à la réflexion ».

[56] Ibid., p. 59-63. Aucun dégradé n’est établi au sein du symbolisme formel, qui est opposé au langage naturel comme le linéaire ou multiple, la précision à l’ambiguïté, la fonction informative et les fonctions expressive et directive. L’angle mort d’une telle opposition, comme le souligne notamment l’œuvre de Granger, c’est l’existence des mathématiques (qui, notamment, ne sont pas vides).

[57] L’importance du symbolisme formel tient à son absolue univocité (même si des aberrations existent - c’est tout le sens d’une histoire des mathématiques pour Granger - elles ne sont que provisoires).

[58] Ibid., p. 63 : « La logique transcendantale ne s’épuise pas dans l’a priori kantien. Le lien que nous avons établi entre la réflexion sur le Je pense, je suis en tant qu’acte et les signes épars dans les cultures de cet acte d’exister ouvre un nouveau champ d’expérience, d’objectivité et de réalité. C’est à ce champ que ressortit la logique du double sens dont nous disions plus haut qu’elle pouvait être complexe mais non arbitraire, et rigoureuse dans ses articulations ».

[59] Ricœur 1965, p. 62 : « l’herméneutique sera toujours suspecte, aux yeux du logicien, de nourrir une complaisance coupable pour les significations équivoques, de donner subrepticement une fonction informative à des expressions qui n’ont qu’une fonction expressive, voire directive ».

[60] Les apories de l’interprétation sont celles de la réflexion elle-même : contingence des culture contre prétention à l’universalité, équivocité contre rigueur, conflit des interprétations contre cohérence.

[61] Ibid., p. 66.

[62] Ibid., p. 29.

[63] Ricœur, « Le paradigme de la traduction », in Sur la traduction, Paris, Bayard, 2004, p. 24-25.

[64] Ibid., p. 45.

[65] Ricœur, Réflexion faite, Paris, Esprit, 1995, Avertissement.

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