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Paul Ricoeur dans son siècle

François Dosse

 Vous êtes incontestable » lui a dit un jour Emmanuel Levinas. Paul Ricoeur est à la fois rectitude et ouverture à l’autre. Avec lui nous perdons plus qu’un maître penseur, un maître à penser. Très certainement en tout cas disparaît avec lui le plus grand philosophe de ce temps et qui était en même temps d’une humilité, d’une simplicité déroutante car, au bout de l’ascèse qui fut toujours sienne, à l’horizon de son art des détours pour mieux éclairer les enjeux des débats de la Cité, il recherchait, et sa capacité d’émerveillement en atteste, une seconde naïveté, celle de l’enfant qui vient de naître et qui porterait en lui l’héritage de deux millénaires de culture. Cette naïveté de second degré est en même temps chez lui la résultante d’une accumulation culturelle et répond au souci de rester disponible à l’autre, à l’innovation, à davantage de justice et à plus d’humanité. Il n’avait qu’une faille, qui en faisait un être hors du commun alors qu’il poursuivait le projet de créer une pensée commune, il était incapable de concevoir la mauvaise foi, le désir de nuire, le désir du mal chez l’autre, et cela lui valut bien des déboires entre les calomnies d’un certain nombre de lacaniens, l’instrumentalisation de sa candidature au Collège de France pour assurer un beau succès à Foucault au Collège de France, la décision de la banalisation du campus de Nanterre pour immédiatement l’investir par les forces de police…Tout cela conduisit à une longue éclipse de Paul Ricoeur qui bénéficia d’une reconnaissance solide certes, mais étrangère. Pourtant Paul Ricoeur aura été un extraordinaire penseur de la faillibilité de l’homme et du tragique dans l’histoire. Mais dans ses relations personnelles, il ne voyait nulle part de mauvaises intentions, car sa conviction dans le pouvoir de l’argumentation devait toujours selon lui faire prévaloir le dialogue et faire triompher la vérité.

Un geste, qui se déploie en trois moments, me semble attester sa singularité de philosophe : l’écoute, l’engagement et l’échappement. En premier lieu donc l’attention à l’autre, le fondamental accueil à la différence, à l’altérité, au risque de bouleverser son identité, la différence avec laquelle on chemine et qu’il a pratiqué par-delà la fatigue psychique et physique avec un appétit toujours dévorant de découvrir du nouveau. Ses « Lectures » si nombreuses à partir desquelles il nous guide dans le labyrinthe des textes de l’histoire de la philosophie attestent son souci d’accompagner l’autre, de lui faire crédit en lui accordant une part de vérité. Mais contrairement à ce que pourraient penser quelques détracteurs friands de facilités, il ne s’agit pas là d’une attitude de suiveur car Ricoeur affirme à un moment de sa lecture de l’autre un écart par lequel il signifie son engagement personnel, réaffirmant ses convictions qui le conduisent à ne pas suivre toutes les entreprises réductionnistes, mécanistes. Il énonce alors les prolégomènes d’un engagement qui ne s’entend pas comme le choix du blanc contre le noir,  mais l’affirmation d’un point de vue qui lui apparaît comme le meilleur entre le pire et le moindre. C’est le moment de la prise de risques car il n’est d’engagement sans s’exposer à un possible échec de la cause que l’on défend. Le troisième temps n’est pas celui d’une synthèse dans un savoir absolutisé qui se formulerait en un nouveau système subsumant les contradictions internes pour parvenir à une synthèse idéale. Paul Ricoeur déploie au contraire une philosophie paradoxale qui maintient à la fois le questionnement ainsi que la tension qui résulte de la nécessité de penser ensemble le même et l’autre, l’universel et le singulier, le temps cosmologique et intime, le récit et le référent. Pour ce faire, il invente des concepts comme celui d’identité narrative, de distinction dans le soi entre l’idem et l’ipse, de représentance… qui sont autant de médiations, toujours imparfaites, pour penser ensemble ces tensions.

A la différence d’un mode de pensée qui a été très en vogue dans les années 70 et selon lequel il convient de tordre le bâton à l’extrême pour se faire entendre, Paul Ricoeur a été un maître en nous dévoilant les ressorts du jeu des perles de verre qui est le nôtre dans sa complexité croissante. On peut dire aujourd’hui qu’il l’a payé de sa personne car à complexifier, à s’élever en hauteur conceptuelle, on perd de la réceptivité. Mais il y aura, et c’est rassurant, gagné dans la durée la reconnaissance de ceux, de plus en plus nombreux, qui ont mesuré la justesse de ses prises de position.

Tout au long de  son parcours philosophique, Paul Ricoeur aura eu un maître intérieur, celui d’éclairer l’événement grâce à l’épaisseur de toute l’histoire de la pensée pour discerner quels sont les enjeux de la Cité et instruire ainsi le débat démocratique. Loin des feux médiatiques et en même temps sans mépris pour les médias, à bonne distance de l’actualité, mais toujours répondant à l’actuel, il aura été un éclaireur. Paul Ricoeur est en effet essentiellement un penseur de l’agir depuis sa thèse dans laquelle il déploie ce que peut être une philosophie de la volonté. Tout son effort spéculatif aura été de faire davantage de place à l’action proprement humaine, d’insister sur la capabilité qui finit toujours par triompher du tragique de l’histoire. Il aura déployé une pensée animée par une volonté de Présence à son siècle. D’où son effort de pensée, d’engagement jusqu’à l’extrême, jusqu’au moment ultime de sa mort pour tenir jusqu’au bout les promesses de la vie.

Paul Ricoeur a renoncé à une pensée systématique ainsi qu’à toute posture de surplomb ou à toute téléologie historique, leur substituant une attention aux phénomènes d’émergence, à l’incomplétude, débouchant sur l’inachèvement. D’où une logique de forage par laquelle Paul Ricoeur reprend les « résidus » des questions non résolues dans chacune de ses études pour en faire son nouveau questionnement, mais jamais dans une logique solipsiste, il est chaque fois inséré dans une logique synchronique de réponse au contexte, s’appliquant à lui-même ses propres positions dialogiques, traversant ainsi aussi bien l’existentialisme, le structuralisme, l’herméneutique, la philosophie analytique pour affirmer que la personne n’est pas une chose qu’il convient de penser l’agir humain dans ses potentialités à se recréer un horizon d’attente. Ricoeur aura été un magnifique passeur entre la philosophie continentale (Husserl, Gadamer) et la philosophie anglo-saxonne analytique. Par là, il nous aura guéri des dilemmes appauvrissants pour leur substituer la perspective de comprendre mieux en expliquant davantage et augurant un âge nouveau de la pensée, celui de la réflexivité. Dans l’entrelacs entre penser le présent et préfigurer le devenir, il aura œuvré à combattre le scepticisme, le fatalisme pour chaque fois faire prévaloir la responsabilité humaine. De la même manière que l’individu, la société selon Paul Ricoeur ne peut se passer d’avoir un projet, un horizon d’attente et d’espérance, d’où le sens qu’il attribuait au passé, celui d’être une ressource potentielle à la construction du devenir, d’un être-ensemble plus harmonieux et plus juste. Toujours résolument tourné vers l’avenir, il défendait l’idée d’une utopie dans sa fonction libératrice qui « empêche l’horizon d’attente de fusionner avec le champ d’expérience. C’est ce qui maintient l’écart entre l’espérance et la tradition [1] ». Le deuil des visions téléologiques peut alors se transformer en une chance pour refonder un projet d’avenir commun à partir du réexamen des possibles non avérés de notre passé. 

Tout son parcours reste pour nous une leçon magistrale de l’unité possible chez un même être entre le « penser » et « l’exister ». Il évoquait la mort à venir en ces termes il y a 10 ans : « Pour employer un langage qui reste très mythique, je dirais ceci : Que Dieu, à ma mort, fasse de moi ce qu’il voudra. Je ne réclame rien, je ne réclame aucun « après ». Je reporte sur les autres, mes survivants, la tâche de prendre la relève de mon désir d’être, de mon effort pour exister, dans le temps des vivants [2]. » Il peut compter sur nous.

 

 



[1] - Paul Ricoeur, Du texte à l’action, Seuil, 1986, n. 84, p. 391.

[2] - Paul Ricoeur, La critique et la conviction, entretien avec François Azouvi et Marc de Launay, Calmann-Lévy, 1995, p. 239.

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