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Événement, idéologie et utopie

Jean-Luc Amalric

Dans cette réflexion en forme de « question en retour », je voudrais tenter de montrer que les concepts d’idéologie et d’utopie à travers lesquels s’explicite la conception ricœurienne de l’imaginaire social ne deviennent pleinement intelligibles, dans leur dialectique et dans leur dynamisme pratique, qu’à la lumière d’une certaine conception de l’événement conquise par voie régressive. L’hypothèse que je souhaiterais en effet esquisser est que la corrélation originaire de l’idéologie et de l’utopie ne peut être comprise qu’à partir de l’événement de l’institution d’un imaginaire social en tant qu’imaginaire constituant.

            Dans son article de 1976 intitulé « L’imagination dans le discours et dans l’action » et publié dans Du Texte à l’action, Ricœur esquisse pour la première fois les linéaments d’une « théorie générale de l’imagination » dont le programme est très ambitieux, puisqu’il se propose de nous conduire d’une analyse de la fonction de l’imagination dans le discours à une analyse de l’imaginaire social, en passant par un examen de la fonction charnière de l’imagination entre le discours et l’action. Or, dans ce grand article programmatique, il est frappant de noter que le point d’arrivée de Ricœur – à savoir, l’exploration de la relation dialectique et antagonique entre ces deux formes fondamentales de pratiques imaginatives sociales que sont l’idéologie et l’utopie – se voit en fait conférer un statut de nouveau point de départ. Dans la partie conclusive de cet essai, Ricœur affirme en effet qu’une critique des formes pathologiques de l’idéologie et de l’utopie constitue désormais le préalable absolument nécessaire à une compréhension véritable des fonctions poétique et pratique de l’imagination. C’est dire qu’il nous faut impérativement partir d’une critique de l’imaginaire social si nous voulons pouvoir accéder au pouvoir créateur de l’imagination productrice à l’œuvre dans le discours (sous la forme d’une innovation sémantique, métaphorique ou narrative), dans l’action (sous la forme d’une variation sur nos pouvoirs-faire constitutive de l’exercice de notre liberté), mais aussi dans la constitution analogique du lien social structurant notre condition historique et sociale.

            Pour Ricœur, en ce sens, tout se passe comme si nous ne pouvions nous réapproprier le pouvoir créateur de l’imagination qu’en procédant à une critique de ces deux figures de la conscience fausse auxquelles renvoient les formes pathologiques de l’idéologie et de l’utopie. Comme il le souligne en conclusion de son article : « C’est dans ce travail sur l’imaginaire social que se médiatisent les contradictions qu’une simple phénoménologie de l’imagination individuelle doit laisser à l’état d’aporie » (Du Texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1986, p. 236). Dans cette formule conclusive, et dont il faut bien avouer qu’elle reste encore allusive, Ricœur affirme néanmoins deux idées essentielles concernant les conditions de possibilité de l’élaboration d’une théorie générale de l’imagination. La première, c’est que la question de l’imagination ne peut être correctement posée que dans le cadre d’une théorie de l’imaginaire social capable tout à la fois d’intégrer et de dépasser le caractère encore abstrait d’une phénoménologie de l’imagination individuelle. La seconde, c’est que cet abordage de l’imagination à partir de l’imagination sociale et culturelle, ne peut être mené à bien que s’il est lui-même médiatisé par une critique des formes pathologiques de l’imaginaire social. Le but de cette démarche critique censée porter l’édifice entier d’une philosophie de l’imagination serait de dépasser l’opposition et la séparation apparentes entre l’idéologie et l’utopie, de façon à accéder à une compréhension de l’idéologie médiatisée par l’utopie, et réciproquement, à une compréhension de l’utopie médiatisée par l’idéologie.

            Aux yeux de Ricœur, il semble ainsi que la possibilité du déploiement d’une théorie générale de l’imagination dépende directement d’une pensée rénovée de l’imaginaire social, capable de rendre compte critiquement du caractère à la fois dédoublé et dynamique de cet imaginaire social instituant.

Dans cette conférence, mon but sera seulement de tenter de mettre au clair le sens et les présupposés de cette nouvelle théorisation de l’imaginaire social et culturel. Dans un premier temps, j’essaierai de cerner de façon synthétique ce qui fait l’originalité de la conception ricœurienne de l’idéologie et de l’utopie en tant que pratiques imaginatives en soulignant en particulier l’influence déterminante des thèses de Jacques Ellul sur l’idéologie (thèses résumées dans son article de 1973 intitulé : « Le rôle médiateur de l’idéologie »). Puis, dans un second temps, je tenterai d’analyser les grandes lignes de la réappropriation ricœurienne de la conception dialectique de l’idéologie et de l’utopie exposée par Karl Mannheim dans son ouvrage de 1929 intitulé : Idéologie et Utopie. Dans un troisième temps, enfin, je m’efforcerai de mettre en œuvre une analyse régressive concernant la question de la formation de l’imaginaire social, de façon à montrer que l’idée d’une unité tensionnelle et dialectique entre l’idéologie et l’utopie renvoie en fait à une certaine conception de l’événement instituant comme à sa propre condition de possibilité. A mon sens, en effet, la recherche d’une corrélation profonde entre idéologie et utopie n’implique pas seulement que l’on régresse au niveau le plus fondamental et le plus constitutif de ces deux formes de l’imaginaire social, mais elle présuppose en même temps un certain type d’événement capable d’instituer cette corrélation.

Dans cette perspective, l’article de Ricœur intitulé « Evénement et sens » et publié dans Raisons pratiques (n°2, 1991) développe une théorie originale de l’événement dont l’intérêt principal est de s’interroger sur le statut absolument singulier des événements fondateurs. Après avoir analysé la façon dont un « événement infra-significatif » - c’est-à-dire un événement simplement entendu comme « un quelque chose » qui arrive, éclate et déchire un ordre établi – en vient à être repris et surmonté dans un ordre du sens qui tend à en neutraliser le caractère de surgissement, Ricœur est en effet conduit à évoquer l’émergence « d’événements supra-significatifs ou sursignifiants » dont le modèle est justement constitué par ce que nous appelons des événements fondateurs (Déclaration américaine des Droits, Révolution française, Révolution d’octobre, etc.). Selon lui, alors que le travail interprétatif, explicatif et narratif sur le sens d’un événement tend d’abord à en réduire la dimension de rupture et de nouveauté, il semble qu’à travers ce que nous nommons des « événements fondateurs » s’opère une sorte de passage à la limite, c’est-à-dire de retour de l’événement, dans son caractère de surgissement irréductible à l’ordre du sens. A ses yeux, c’est précisément ce « renversement surprenant de priorité » qui définit en propre la singularité des événements fondateurs : l’événement fondateur, en effet, en tant qu’événement qui revient, n’est pas l’événement infra-significatif qui résiste au sens et reste extérieur au discours, il n’est pas non plus l’événement signifié au moyen d’un travail interprétatif et explicatif, mais il est un « événement sursignifié » qui paraît engendrer le sens lui-même.

Prenant comme point de départ cette conception ricœurienne du statut spécifique des événements fondateurs, la thèse centrale de cette conférence consiste dès lors à affirmer que l’idée d’une corrélation originaire de l’idéologie et de l’utopie renvoie nécessairement, comme à sa condition de possibilité, à un événement ou des événements « supra-significatifs » qui peuvent être interprétés comme les événements de l’institution d’un imaginaire social constituant. Parce qu’ils relèvent d’une imagination productrice et instituante, les événements fondateurs paraissent en effet en mesure de fonder une unité véritable de l’idéologie et de l’utopie en conférant une homogénéité originaire à ces deux formes dialectiquement opposées de l’imaginaire social.

            Dans cette perspective, si l’idéologie peut toujours être interprétée comme la trace affective et représentative d’un événement fondateur, il se pourrait que l’utopie ne soit jamais que le pouvoir d’initiative rendu possible par la productivité même de cette trace. Nous ne pourrions pas parler de l’idéologie, thématiser critiquement notre relation d’appartenance à une idéologie si cette idéologie ne recelait pas déjà en elle-même la trace de sa productivité originaire ; et en retour, nous ne serions pas capables de mettre en œuvre la réflexivité critique que suppose l’utopie si cette pensée de « nulle part » n’était portée par une expérience d’appartenance qui a toujours déjà configuré notre identité, en l’enracinant dans un corps et dans une culture. D’un côté, l’idéologie présente bien une dynamique reproductrice et elle traduit le retard  de « l’image-tableau » sur l’acte et l’événement, mais de l’autre, il nous faut reconnaître qu’elle procède aussi d’une dynamique productrice et constituante capable de relancer l’activité productrice de l’imagination sous la forme utopique d’une « image-fiction » qui anticipe au contraire l’acte à venir. Selon moi, c’est cette secrète affinité entre l’avoir été de l’idéologie et le pouvoir être de l’utopie que Ricœur n’a cessé d’interroger afin de tenter d’y lire une possible unité du phénomène de l’imagination, au-delà de l’apparente scission entre l’image-tableau et l’image-fiction.

 

 

 

 

 

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